Personnages III. Le modèle. (Et une digression sur le narcissisme et la sculpture)
Marie Bashkirtseff, L'Atelier des femmes, 1881 |
Un peu plus tard, Marie Delsarte arrivait:


Mais revenons à notre sujet et disons qu'en ce qui concerne son Saint-Jean, Marie n'était pas du tout satisfaite. C'est ce qu'elle avoue dans son Journal :

«... Et il y a aussi l'étude de l'académie du modèle, un petit homme de dix ans, non si j'avais fait ça comme étude de la semaine, j'aurais gratté tant s'est banal et surtout d'un dessin commun, sans caractère et absolument indigne de moi, c'est le plus mauvais du tableau. » (Samedi 19 mars 1881)
Et Marie a également consacré un paragraphe à son tableau dans un long article intitulé « Le Salon de 1881 » - publié sous le pseudonyme de Pauline Orrel, dans les pages du n°14 de La Citoyenne, organe de presse de l'association féministe « Droit des femmes », dont Marie - engagée dans la lutte pour l'accès des femmes à l'Ecole des Beaux-Arts – était membre :
« "L'atelier de femmes dirigé par M. Julian" par Mlle Audrey. L'artiste nous montre toutes ces jeunes filles au travail, il y en a de jolies. C'est assez amusant, vivant et bien composé, mais que de duretés, que de choses lâchées ! Le modèle qui pose sur la table n'est pas bon du tout. On dit que c'est une jeune débutante, elle est alors presque excusable. »
Marie Bashkirtseff avait signé son tableau Andrey cette année-là. L'année précédente, elle avait choisi comme pseudonyme Marie Constantin Russ. Ce ne sera que l'année suivante qu'elle se sentira assez confiante pour apparaître avec sa véritable identité.
À propos du jeune Tortora, nous pensons qu'il est tout à fait possible qu'il ait posé pour d'autres oeuvres de Marie, notamment pour cette sculpture que nous pensons perdue, comme tant de ses oeuvres, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n'en reste que cette illustration : une gravure de l'époque imprimée sur le catalogue de l'exposition posthume des oeuvres de Marie Bashkirtseff organisées au Palais de l'Industrie par l'Union des peintres et sculpteurs femmes en Février 1885.
En 1932, à l'ère soviétique, presque tout le travail a été transféré dans les musées de l'Ukraine, son lieu d'origine. Des années plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, l'invasion soudaine de la Wehrmacht, et la réaction incompréhensiblement tardive du pouvoir soviétique ont transformé l'évacuation en chaos. Il est difficile d'avoir une idée de la situation des musées à cette époque. Il y a quelque temps, ma fille m'a prêté un roman qui traite le sujet avec assez de vraisemblance : Les madones de Leningrad, de Debra Dean, que je recommande.
En fait, après la guerre, seuls vingt peintures et quelques dessins de Marie Bashkirtseff sont restés en territoire soviétique. Pour les autres oeuvres, nous sommes contraints à quelques hypothèses. Restent-elles romantiquement cachées quelque part, dans un bunker? décorent-elles quelque datcha d'un ancien dirigeant de ces terribles époques? l'artillerie allemande les a-t-elle volatilisées? ou ont-elles tout simplement brûlées pour soulager les froids de ces terribles hivers ?...
Quoi qu'il en soit, la sculpture de notre Petit garçon n'a jamais reparu. Heureusement, le tableau qui maintenant nous occupe a survécu : L'atelier des femmes, qui appartient aujourd'hui au patrimoine du Musée de Beaux-Arts de Dnipropetrovsk, en Ukraine.
Quoi qu'il en soit, la sculpture de notre Petit garçon n'a jamais reparu. Heureusement, le tableau qui maintenant nous occupe a survécu : L'atelier des femmes, qui appartient aujourd'hui au patrimoine du Musée de Beaux-Arts de Dnipropetrovsk, en Ukraine.
En France, heureusement, on conserve la seule et unique sculpture de Marie Bashkirtseff à ce jour : La douleur de Nausicaa. Ce bronze, de 83 cm de hauteur, est exposé en permanence au musée d'Orsay, à Paris. Cet établissement, qui abrite l'art du XIXe siècle, en particulier les impressionnistes, est l'un des trois musées les plus importants de France. Le Louvre rassemble l'art de l'Antiquité, tandis que le musée Pompidou est consacré à l'art moderne et contemporain.
Or, nous pouvons dire que, tout au long de sa brève existence, Marie Bashkirtseff a entretenu une relation intense avec la sculpture.
« Je suis née sculpteur, j'aime la forme à l'adoration, jamais la couleur ne peut donner autant de jouissances que la forme quoique je sois aussi folle de la couleur. Mais la forme! Un beau mouvement, une belle attitude, vous en faites le tour, la silhouette change en regardant, la même signification. Merveille! Bonheur! Volupté! Ma figure est une femme debout qui pleure la tête dans ses mains. Vous savez ce mouvement d'épaules quand on pleure. » (Mardi 27 février 1883)
Mais aussi, et dès les premières pages du Journal, elle utilise des statues comme paramètre de la beauté féminine.
« Je suis extrêmement bien faite, comme une statue. » (Dimanche 9 mars 1873)
« Aujourd'hui je suis mince, entièrement formée, remarquablement cambrée, peut-être trop, Je me compare à toutes les statues et je ne trouve rien d'aussi cambré et d'aussi large des hanches que moi. Est-ce un défaut? ». (Samedi 12 août 1876)

« Les Suisesses trouvent que jusqu'à la taille je suis absolument parfaite, il est vrai que je n'ai vu qu'aux antiques le sein si retroussé. Depuis la ceinture ces mêmes Suissesses me trouvent tout simplement laide parce que j'ai les hanches beaucoup trop fortes et les pieds trop petits pour un bassin aussi cambré. Ces imperfections m'humilient un peu mais je me console en pensant que ce sont des laideurs fort appréciées des modernes. » (Vendredi 3 mai 1878)

Si nous laissons de côté notre perplexité sur cette scène du nudisme, nous pouvons certainement voir que les canons de la beauté féminine ont changé. L'esthétique de ce temps-là n'a plus rien de commun avec celui de notre temps – sauf, bien sûr, le caractère de l'éphémère, le sort inévitable de chose passagère.
Notre héroïne demeura extrêmement fière de son corps et, avec une franchise peut-être sans précédent, elle se comparera aux marbres les plus fameux pour nous parler de son corps.
« Ce soir je me suis posée devant la glace comme Ariane de Dannecker à Francfort ... et tenez cela m'évite de vous raconter bien des choses, si vous voulez savoir comment je suis faite allez à Francfort et regardez l'Ariane [Mots noircis : qui est faite comme moi]. Même les doigts de pieds qui ne sont pas classiques (en ce que le second ne dépasse pas le gros orteil) sont comme les miens et je vous assure que cela me fait plaisir. Ce second doigt des statues antiques ne laissait que de me dépiter un peu. Mes hanches sont plus développées et mon cou moins gros, moins rond, moins classique. La finesse des attaches me console de ce défaut. » (Mercredi 31 juillet 1878)
Nous avons bien entendu : Marie nous parle à ses futurs lecteurs, nous sommes ses confidents à travers les fils du temps. Quand Marie Bashkirtseff atteint sa maturité littéraire, elle commence à écrire à la deuxième personne et cela marque la singularité d'un journal que Simone de Beauvoir a qualifié comme un modèle du genre. Si l'on peut faire un parallèle avec notre temps, nous dirons que Marie Bashkirtseff travaillait elle aussi sur son blog, elle était «on line» avec nous, il y a plus d'un siècle. Philippe Lejeune, un spécialiste français des journaux intimes, a plaisanté en disant que notre héroïne inventait Internet au XIXe siècle.
Bien sûr, elle rêvait aussi de se perpétuer dans le marbre. Ce sera une obsession qui l'accompagnera dès l'âge de quinze ans, tout au long de sa courte vie :
« Les choses vraiment belles ne doivent pas demeurer cachées mais doivent être admirées de tous. Si je ne change pas je ferai faire ma statue avec le temps. Je la voudrais en ivoire et or comme celle de Minerve dans le Parthénon, de cette façon on la conserverait comme un objet d'art et mon nom y sera attaché. » (Dimanche 22 novembre 1874)
« En retournant je parle de me faire sculpter à Florence, toute nue. Vraiment c'est impossible de ne pas le faire pour la postérité, je n'ai pas le droit de laisser périr de telles beautés. » (Jeudi 19 août 1875)
« Nous étions dans l'atelier de Monteverde, puis dans celui du marquis d'Épinay, pour qui nous avions une lettre. D'Epinay fait des statues merveilleuses, il m'a montré toutes ses études, tous ses essais, Mme de Mouzay lui avait parlé de Marie comme d'un être extraordinaire et artiste, etc. Nous admirons et lui demandons de faire ma statue. Cela coûtera vingt mille francs, c'est cher mais c'est beau. Je lui dis que je m'aime beaucoup, je mesure mon pied sur celui d'une statue, le mien est plus petit. Il habille et coiffe admirablement ses statues. Je brûle de me faire sculpter. » (Jeudi 20 janvier 1876)
« Je me suis habillée de noir aujourd'hui pour étonner le peuple romain. Nous avons enfin visité le casino de la villa Borghèse. J'ai vu la princesse Pauline par Canova. J'ai pris la mesure de son pied pour le comparer au mien et le mien est plus petit de trois centimètres au moins. Je voudrais me faire sculpter ainsi. Se sculpter habillée est absurde! » (Samedi 18 mars 1876)
« Je sais qu'il n'y a rien de plus beau au monde que mon corps et que c'est un vrai péché, une infamie, de ne pas me faire sculpter ou peindre. De pareilles beautés ne peuvent appartenir à personne en particulier, c'est comme un musée qui est ouvert à tout le monde. » (Samedi 30 juin 1877)
« Je me déshabille nue et reste frappée de la beauté de mon corps comme si je ne l'avais jamais vu. Il faut faire faire ma statue, mais comment? Sans me marier c'est presque impossible. Et il le faut absolument, je n'aurais qu'à enlaidir, me gâter... Il faut prendre un mari rien que pour faire faire ma statue, mais non, le mari ne viendra peut-être que dans quelques années, il faut me faire faire à présent. Cela coûte cher, au moins 10.000 francs rien que pour le plâtre, car vous pensez bien qui le fera, Saint-Marceaux. Le principal c'est l'argent, où prendre 10.000 francs? Tandis qu'étant mariée je trouverai la somme. » (Dimanche 5 septembre 1880)
« Mlle de Villevieille qui est venue me voir hier a raison, on n'a jamais fait de la sculpture comme Saint-Marceaux. Les mots si souvent employés et devenus banaux : c'est vivant sont là d'une vérité absolue. Et en outre de cette qualité maîtresse, et qui suffit pour rendre heureux un artiste, il y a là une profondeur de pensée, une intensité de sentiment, un je ne sais quoi de mystérieux qui ne fait pas de Saint-Marceaux un homme d'un immense talent, mais qui en font un artiste de génie. Seulement il est jeune encore et il est vivant, voilà pourquoi j'ai l'air d'exagérer. Par moments je le placerais au dessus de Bastien. C'est une idée fixe à présent, il me faut un tableau de l'un et une statue de l'autre. » (Dimanche 31 décembre 1882)
René de Saint-Marceaux (1845-1915) était le sculpteur de son époque que notre artiste admirait le plus. Par volonté expresse de Marie, il sculptera sur le marbre son buste posthume qui est actuellement le patrimoine du Musée d'Art Occidental de Tokyo. L'autre artiste admiré par Marie Bashkirtseff, fut Jules Bastien-Lepage. Mais il était déjà trop affaibli par la maldie pour que le voeu de Marie se réalise. Il quittera la vie un peu plus d'un mois après Marie, victime d'un cancer de l'estomac. Il aura été le dernier à incarner l'idéal de l'homme à aimer pour notre héroïne, mais c'est là le sujet d'un autre article.
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Marie Bashkirtseff, recatadamente vestida y calzada, por Michel de Tarnowsky |
En conclusion de ce chapitre, et compte tenu des éléments que nous avons présentés ici, nous pouvons formuler cette question : serait-il absurde de conjecturer — et ce n'est qu'une présomption sans autre fondement que l'imagination de celui qui écrit ces lignes — que dans cette statue — perdue lors de la Seconde Guerre mondiale — Marie Bashkirtseff se serait représentée elle-même? ⬜
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Femme Appuyée, sculpture de Marie Bashkirtseff de localisation inconnue. Illustration tirée du Catalogue de l'exposition posthume de ses oeuvres, Ludovic Baschet Editeur, Paris, 1885. |
© José H. Mito
Version française de l'original en espagnol:
Jean-Paul Mesnage, président du Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff
en collaboration avec l'auteur de cet article.
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Pour se contacter avec
le Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff : m.bashk@laposte.net
le Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff : m.bashk@laposte.net
Marie Bashkirtseff Dixit: Il n’y a rien qui embellit comme le savoir d’etre beau a moins qu’on ne soit laid, alors c’est ridicule. (Lundi 11 janvier 1875) |
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